Jacob et Wilhelm GRIMM sont
deux écrivains et érudits, nés à Hanau, Jacob le 4 janvier 1785 pour Jacob et
le 24 février 1786 pour Wilhelm. Ils font leurs études à l'université de
Marbourg. Jacob comme philologue, s'intéresse à la littérature médiévale et à
la linguistique et Wilhelm comme critique littéraire. Ils travaillent dans la
diplomatie et dans diverses bibliothèques à Kassel. En 1830, les deux frères
sont engagés à l'université de Göttingen. Wilhelm en tant que bibliothécaire
et Jacob comme chargé de cours en droit ancien, en histoire de la littérature
et en philosophie. Ils quittent l'université pour des motifs politiques et
reviennent à Kassel en 1837. Quelques années plus tard, Frédéric-Guillaume IV
de Prusse les invite à s'installer à Berlin, ce qu'ils font dès 1841. Devenus
professeurs dans son université, ils demeurent à Berlin jusqu'à la fin de
leur vie. Wilhelm meurt le 16 décembre 1859 et Jacob le 20 septembre 1863.
L'œuvre scientifique majeure de Jacob
Grimm est sa Deutsche Grammatik (Grammaire allemande, 1819-1837), qui
est généralement considérée comme le fondement de la philologie allemande.
Dans la deuxième édition, parue en 1822, Grimm expose sa loi sur le
changement et le déplacement des sons, loi qui contribua à la reconstitution
des langues mortes. Il écrivit également Über d'en altdeutschen
Meistergesang (Poésie des maîtres chanteurs, 1811), Deutsche
Mythologie (Mythologie allemande, 1835) ainsi qu'une Geschichte der
deutschen Sprache (Histoire de la langue allemande, 1848). Au nombre des
publications de son frère Wilhelm Grimm se trouvent plusieurs livres ayant
pour thème la littérature et les traditions populaires allemandes, parmi
lesquels les Altdänische Heldenlieder (Anciens chants héroïques
danois, 1811), Die deutschen Heldensage (les Légendes héroïques de
l'ancienne Germanie, 1829), Rolandslied (la Chanson de Roland, 1838)
et Altdeutsche Gespräche (Ancien dialecte allemand, 1851).
Les frères Grimm s'intéressent également
aux contes populaires allemands.
Après les avoir réunis à partir de différentes sources, ils les publient en
deux volumes sous le titre de Kinder- und Hausmärchen, (Contes pour les
enfants et les parents, 1812-1829). Une nouvelle édition paraît en 1857;
elle contient des histoires supplémentaires et devint le fameux livre
intitulé Contes de Grimm. Les frères Grimm travaillent ensemble sur
nombre d'autres ouvrages; ils publient notamment en 1852 le premier volume du
monumental et classique Deutsches Wörterbuch (Dictionnaire allemand),
qui est achevé par d'autres érudits en 1958.
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La Belle au Bois Dormant. - Grimm
Il était une fois un roi et une reine.
Chaque jour ils se disaient :
- Ah ! si seulement nous avions un enfant.
Mais d'enfant, point. Un jour que la reine était au bain, une grenouille bondit hors de l'eau et lui dit:
- Ton voeu sera exaucé. Avant qu'une année ne soit passée, tu mettras une fillette au monde.
Ce que la grenouille avait prédit arriva. La reine donna le jour à une fille. Elle était si belle que le roi ne se tenait plus de joie. Il organisa une grande fête. Il ne se contenta pas d'y inviter ses parents, ses amis et connaissances, mais aussi des fées afin qu'elles fussent favorables à l'enfant. Il y en avait treize dans son royaume. Mais, comme il ne possédait que douze assiettes d'or pour leur servir un repas, l'une d'elles ne fut pas invitée. La fête fut magnifique. Alors qu'elle touchait à sa fin, les fées offrirent à l'enfant de fabuleux cadeaux : l'une la vertu, l'autre la beauté, la troisième la richesse et ainsi de suite, tout ce qui est désirable au monde.
Comme onze des fées venaient d'agir ainsi, la treizième survint tout à coup. Elle voulait se venger de n'avoir pas été invitée. Sans saluer quiconque, elle s'écria d'une forte voix :
- La fille du roi, dans sa quinzième année, se piquera à un fuseau et tombera raide morte.
Puis elle quitta la salle. Tout le monde fut fort effrayé. La douzième des fées, celle qui n'avait pas encore formé son voeu, s'avança alors. Et comme elle ne pouvait pas annuler le mauvais sort, mais seulement le rendre moins dangereux, elle dit :
- Ce ne sera pas une mort véritable, seulement un sommeil de cent années dans lequel sera plongée la fille du roi.
Le roi, qui aurait bien voulu préserver son enfant adorée du malheur, ordonna que tous les fuseaux fussent brûlés dans le royaume. Cependant, tous les dons que lui avaient donnés les fées s'épanouissaient chez la jeune fille. Elle était si belle, si vertueuse, si gentille et si raisonnable que tous ceux qui la voyaient l'aimaient.
Il advint que le jour de sa quinzième année, le roi et la reine quittèrent leur demeure. La jeune fille resta seule au château. Elle s'y promena partout, visitant les salles et les chambres à sa fantaisie. Finalement, elle entra dans une vieille tour. Elle escalada l'étroit escalier en colimaçon et parvint à une petite porte. Dans la serrure, il y avait une clé rouillée. Elle la tourna. La porte s'ouvrit brusquement. Une vieille femme filant son lin avec application, était assise dans une petite chambre.
- Bonjour, grand-mère, dit la jeune fille. Que fais-tu là ?
- Je file, dit la vieille en branlant la tête.
- Qu'est-ce donc que cette chose que tu fais bondir si joyeusement, demanda la jeune fille.
Elle s'empara du fuseau et voulut filer à son tour. À peine l'eut-elle touché que le mauvais sort s'accomplit : elle se piqua au doigt.
À l'instant même, elle s'affaissa sur un lit qui se trouvait là et tomba dans un profond sommeil. Et ce sommeil se répandit sur l'ensemble du château. Le roi et la reine, qui venaient tout juste de revenir et pénétraient dans la grande salle du palais, s'endormirent. Et avec eux, toute la Cour. Les chevaux s'endormirent dans leurs écuries, les chiens dans la cour, les pigeons sur le toit, les mouches contre les murs. Même le feu qui brûlait dans l'âtre s'endormit et le rôti s'arrêta de rôtir. Le cuisinier, qui était en train de tirer les cheveux du marmiton parce qu'il avait raté un plat, le lâcha et s'endormit. Et le vent cessa de souffler. Nulle feuille ne bougea plus sur les arbres devant le château.
Tout autour du palais, une hale d'épines se mit à pousser, qui chaque jour devint plus haute et plus touffue. Bientôt, elle cerna complètement le château, jusqu'à ce qu'on n'en vît plus rien, même pas le drapeau sur le toit.
Dans le pays, la légende de la Belle au Bois Dormant - c'est ainsi que fut nommée la fille du roi, - se répandait. De temps en temps, des fils de roi s'approchaient du château et tentaient d'y pénétrer à travers l'épaisse muraille d'épines. Mais ils n'y parvenaient pas. Les épines se tenaient entre elles, comme par des mains. Les jeunes princes y restaient accrochés, sans pouvoir se détacher et mouraient là, d'une mort cruelle.
Au bout de longues, longues années, le fils d'un roi passa par le pays. Un vieillard lui raconta l'histoire de la haie d'épines. Derrière elle, il devait y avoir un château dans lequel dormait, depuis cent ans, la merveilleuse fille d'un roi, appelée la Belle au Bois Dormant. Avec elle, dormaient le roi, la reine et toute la Cour. Le vieil homme avait aussi appris de son grand-père que de nombreux princes étaient déjà venus qui avaient tenté de forcer la hale d'épines ; mais ils y étaient restés accrochés et y étaient morts d'une triste mort. Le jeune homme dit alors :
- Je n'ai peur de rien, je vais y aller. Je veux voir la Belle au Bois Dormant.
Le bon vieillard voulut l'en empêcher, mais il eut beau faire, le prince ne l'écouta pas.
Or, les cent années étaient justement écoulées et le jour était venu où la Belle au Bois Dormant devait se réveiller. Lorsque le fils du roi s'approcha de la haie d'épines, il vit de magnifiques fleurs qui s'écartaient d'elles-mêmes sur son passage et lui laissaient le chemin. Derrière lui, elles reformaient une haie. Dans le château, il vit les chevaux et les chiens de chasse tachetés qui dormaient. Sur le toit, les pigeons se tenaient la tête sous l'aile. Et lorsqu'il pénétra dans le palais, il vit les mouches qui dormaient contre les murs. Le cuisinier, dans la cuisine, avait encore la main levée comme s'il voulait attraper le marmiton et la bonne était assise devant une poule noire qu'elle allait plumer. En haut, sur les marches du trône, le roi et la reine étaient endormis. Le prince poursuivit son chemin et le silence était si profond qu'il entendait son propre souffle. Enfin, il arriva à la tour et poussa la porte de la petite chambre où dormait la Belle.
Elle était là, si jolie qu'il ne put en détourner le regard. Il se pencha sur elle et lui donna un baiser. Alors, la Belle au Bois Dormant s'éveilla, ouvrit les yeux et le regarda en souriant.
Ils sortirent tous deux et le roi s'éveilla à son tour, et la reine, et toute la Cour. Et tout le monde se regardait avec de grand yeux. Dans les écuries, les chevaux se dressaient sur leurs pattes et s'ébrouaient les chiens de chasse bondirent en remuant la queue. Sur le toit, les pigeons sortirent la tête de sous leurs ailes, regardèrent autour d'eux et s'envolèrent vers la campagne. Les mouches, sur les murs, reprirent leur mouvement ; dans la cuisine, le feu s'alluma, flamba et cuisit le repas. Le rôti se remit à rissoler ; le cuisinier donna une gifle au marmiton, si fort que celui-ci en cria, et la bonne acheva de plumer la poule.
Le mariage du prince et de la Belle au Bois Dormant fut célébré avec un faste exceptionnel. Et ils vécurent heureux jusqu'à leur mort.
- Ah ! si seulement nous avions un enfant.
Mais d'enfant, point. Un jour que la reine était au bain, une grenouille bondit hors de l'eau et lui dit:
- Ton voeu sera exaucé. Avant qu'une année ne soit passée, tu mettras une fillette au monde.
Ce que la grenouille avait prédit arriva. La reine donna le jour à une fille. Elle était si belle que le roi ne se tenait plus de joie. Il organisa une grande fête. Il ne se contenta pas d'y inviter ses parents, ses amis et connaissances, mais aussi des fées afin qu'elles fussent favorables à l'enfant. Il y en avait treize dans son royaume. Mais, comme il ne possédait que douze assiettes d'or pour leur servir un repas, l'une d'elles ne fut pas invitée. La fête fut magnifique. Alors qu'elle touchait à sa fin, les fées offrirent à l'enfant de fabuleux cadeaux : l'une la vertu, l'autre la beauté, la troisième la richesse et ainsi de suite, tout ce qui est désirable au monde.
Comme onze des fées venaient d'agir ainsi, la treizième survint tout à coup. Elle voulait se venger de n'avoir pas été invitée. Sans saluer quiconque, elle s'écria d'une forte voix :
- La fille du roi, dans sa quinzième année, se piquera à un fuseau et tombera raide morte.
Puis elle quitta la salle. Tout le monde fut fort effrayé. La douzième des fées, celle qui n'avait pas encore formé son voeu, s'avança alors. Et comme elle ne pouvait pas annuler le mauvais sort, mais seulement le rendre moins dangereux, elle dit :
- Ce ne sera pas une mort véritable, seulement un sommeil de cent années dans lequel sera plongée la fille du roi.
Le roi, qui aurait bien voulu préserver son enfant adorée du malheur, ordonna que tous les fuseaux fussent brûlés dans le royaume. Cependant, tous les dons que lui avaient donnés les fées s'épanouissaient chez la jeune fille. Elle était si belle, si vertueuse, si gentille et si raisonnable que tous ceux qui la voyaient l'aimaient.
Il advint que le jour de sa quinzième année, le roi et la reine quittèrent leur demeure. La jeune fille resta seule au château. Elle s'y promena partout, visitant les salles et les chambres à sa fantaisie. Finalement, elle entra dans une vieille tour. Elle escalada l'étroit escalier en colimaçon et parvint à une petite porte. Dans la serrure, il y avait une clé rouillée. Elle la tourna. La porte s'ouvrit brusquement. Une vieille femme filant son lin avec application, était assise dans une petite chambre.
- Bonjour, grand-mère, dit la jeune fille. Que fais-tu là ?
- Je file, dit la vieille en branlant la tête.
- Qu'est-ce donc que cette chose que tu fais bondir si joyeusement, demanda la jeune fille.
Elle s'empara du fuseau et voulut filer à son tour. À peine l'eut-elle touché que le mauvais sort s'accomplit : elle se piqua au doigt.
À l'instant même, elle s'affaissa sur un lit qui se trouvait là et tomba dans un profond sommeil. Et ce sommeil se répandit sur l'ensemble du château. Le roi et la reine, qui venaient tout juste de revenir et pénétraient dans la grande salle du palais, s'endormirent. Et avec eux, toute la Cour. Les chevaux s'endormirent dans leurs écuries, les chiens dans la cour, les pigeons sur le toit, les mouches contre les murs. Même le feu qui brûlait dans l'âtre s'endormit et le rôti s'arrêta de rôtir. Le cuisinier, qui était en train de tirer les cheveux du marmiton parce qu'il avait raté un plat, le lâcha et s'endormit. Et le vent cessa de souffler. Nulle feuille ne bougea plus sur les arbres devant le château.
Tout autour du palais, une hale d'épines se mit à pousser, qui chaque jour devint plus haute et plus touffue. Bientôt, elle cerna complètement le château, jusqu'à ce qu'on n'en vît plus rien, même pas le drapeau sur le toit.
Dans le pays, la légende de la Belle au Bois Dormant - c'est ainsi que fut nommée la fille du roi, - se répandait. De temps en temps, des fils de roi s'approchaient du château et tentaient d'y pénétrer à travers l'épaisse muraille d'épines. Mais ils n'y parvenaient pas. Les épines se tenaient entre elles, comme par des mains. Les jeunes princes y restaient accrochés, sans pouvoir se détacher et mouraient là, d'une mort cruelle.
Au bout de longues, longues années, le fils d'un roi passa par le pays. Un vieillard lui raconta l'histoire de la haie d'épines. Derrière elle, il devait y avoir un château dans lequel dormait, depuis cent ans, la merveilleuse fille d'un roi, appelée la Belle au Bois Dormant. Avec elle, dormaient le roi, la reine et toute la Cour. Le vieil homme avait aussi appris de son grand-père que de nombreux princes étaient déjà venus qui avaient tenté de forcer la hale d'épines ; mais ils y étaient restés accrochés et y étaient morts d'une triste mort. Le jeune homme dit alors :
- Je n'ai peur de rien, je vais y aller. Je veux voir la Belle au Bois Dormant.
Le bon vieillard voulut l'en empêcher, mais il eut beau faire, le prince ne l'écouta pas.
Or, les cent années étaient justement écoulées et le jour était venu où la Belle au Bois Dormant devait se réveiller. Lorsque le fils du roi s'approcha de la haie d'épines, il vit de magnifiques fleurs qui s'écartaient d'elles-mêmes sur son passage et lui laissaient le chemin. Derrière lui, elles reformaient une haie. Dans le château, il vit les chevaux et les chiens de chasse tachetés qui dormaient. Sur le toit, les pigeons se tenaient la tête sous l'aile. Et lorsqu'il pénétra dans le palais, il vit les mouches qui dormaient contre les murs. Le cuisinier, dans la cuisine, avait encore la main levée comme s'il voulait attraper le marmiton et la bonne était assise devant une poule noire qu'elle allait plumer. En haut, sur les marches du trône, le roi et la reine étaient endormis. Le prince poursuivit son chemin et le silence était si profond qu'il entendait son propre souffle. Enfin, il arriva à la tour et poussa la porte de la petite chambre où dormait la Belle.
Elle était là, si jolie qu'il ne put en détourner le regard. Il se pencha sur elle et lui donna un baiser. Alors, la Belle au Bois Dormant s'éveilla, ouvrit les yeux et le regarda en souriant.
Ils sortirent tous deux et le roi s'éveilla à son tour, et la reine, et toute la Cour. Et tout le monde se regardait avec de grand yeux. Dans les écuries, les chevaux se dressaient sur leurs pattes et s'ébrouaient les chiens de chasse bondirent en remuant la queue. Sur le toit, les pigeons sortirent la tête de sous leurs ailes, regardèrent autour d'eux et s'envolèrent vers la campagne. Les mouches, sur les murs, reprirent leur mouvement ; dans la cuisine, le feu s'alluma, flamba et cuisit le repas. Le rôti se remit à rissoler ; le cuisinier donna une gifle au marmiton, si fort que celui-ci en cria, et la bonne acheva de plumer la poule.
Le mariage du prince et de la Belle au Bois Dormant fut célébré avec un faste exceptionnel. Et ils vécurent heureux jusqu'à leur mort.
Charles Perrault est
né en 1628 et mort en 1703. Contrôleur général des bâtiments du roi, il est
mêlé aux choses littéraires de son siècle par fameuse "querelle des
Anciens et des Modernes". Jusqu'alors, la conception littéraire était
dominée, depuis la
Renaissance, par le sentiment de la supériorité des auteurs
de l'Antiquité grecs et latins. L'idéal esthétique du classicisme était
fondé, sur le principe de l'imitation des modèles, réputés indépassables, de
la littérature antique.
En tant qu'écrivain, il
contribue à mettre au goût du jour le genre littéraire des contes de fées. et
acquiert dans la littérature universelle une place de choix. Son œuvre est de
dimensions extrêmement réduites car ses Contes de ma mère l'Oye ou
Histoires et contes du temps passé (1697), forment un recueil de huit
contes merveilleux tous issus du folklore populaire national. Transmis principalement par les femmes, nourris en partie de l'imaginaire médiéval légendaire, chevaleresque et courtois, de textes narratifs de la Renaissance italienne, ces contes sont totalement étrangers à la tradition littéraire de l'Antiquité. Leur publication constitue une pièce essentielle dans le combat qu'il mène en faveur des Modernes. Leur style est simple, naïf sans pour autant manquer de finesse. La plume et alerte. Ils sont écrits en prose. Ils sont prétendument destinés aux enfants. Cette subversion du genre, procédé qui est inauguré par Perrault, est repris après lui aux siècles suivants. Elle répondait à une visée idéologique: la langue des contes était considérée comme la langue des nourrices, et donc, métaphoriquement, comme la langue maternelle de la France. Les contes adaptés littérairement par Perrault n'appartenaient aucunement, en réalité, à la littérature enfantine, mais à une littérature orale, mouvante, destinée aux adultes des communautés villageoises, faits pour être lus le soir, à la veillée. Le passage des contes à la culture, écrite et savante, implique un processus de transformation, paradoxalement aussi profond que peu visible à première vue. Qui sait aujourd'hui que le Petit Chaperon rouge des versions orales dévorait la chair de sa mère-grand, et s'abreuvait de son sang? Qui sait que Cendrillon jetait du sel dans la cendre en faisant croire qu'elle avait des poux afin qu'on la laisse tranquille? Les Contes de Perrault sont le résultat d'une censure assez nette de tous les éléments et des motifs qui, dans la version originale, pouvaient choquer ou simplement ne pas être compris par un public mondain. Mais Perrault ne se contente pas de retrancher ce que les contes pouvaient avoir de vulgaire; il transforme le récit et l'adapte à la société de son temps, ajoutant des glaces et des parquets au logis de Cendrillon, restituant l'action du Petit Poucet à l'époque de la grande famine de 1693. Parallèlement, il les teinte d'un humour spirituel, agrémente le récit de plaisanteries parfois piquantes, destinées à ne pas prendre le merveilleux des contes trop au sérieux, déclarant par exemple que l'ogresse de la Belle au bois dormant veut manger la petite Aurore à la sauce Robert, que le prince et sa belle ne dormirent pas beaucoup après leurs retrouvailles, ou encore que les bottes du Chat botté n'étaient pas très commodes pour marcher sur les tuiles des toits. Ce faisant, il adapte son style à l'idée qu'il veut donner des Contes de ma mère l'Oye, multipliant les archaïsmes et les tournures vieillies, utilisant le dialogue, le présent de narration ou le jeu des formulettes («Anne ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir?»; «Ma mère-grand, comme vous avez de grands bras»), qui rappellent l'origine orale des contes et leur vivacité. Intégrant les éléments populaires du conte à une trame romanesque, multipliant les signes d'une pseudo-oralité, ainsi que ceux d'une fausse innocence, Perrault transforme le conte populaire, en réalisant un des chefs-d'œuvre de la littérature universelle, et sauve de l'oubli les huit récits traditionnels, aujourd'hui célébrissimes, qui composent son recueil. |
La Barbe Bleue
de
Charles Perrault
Il était une fois un homme qui avait de belles
maisons à la ville et à la
Campagne, de la vaisselle d'or et d'argent, des meubles en
broderie, et des carrosses tout dorés ; mais par malheur cet homme avait la Barbe bleue : cela le
rendait si laid et si terrible, qu'il n'était ni femme ni fille qui ne s'enfuît
de devant lui.
Une de ses Voisines, Dame de qualité, avait deux filles parfaitement
belles. Il lui en demanda une en Mariage, et lui laissa le choix de celle
qu'elle voudrait lui donner. Elles n'en voulaient point toutes deux, et se le
renvoyaient l'une à l'autre, ne pouvant se résoudre à prendre un homme qui eût
la barbe bleue. Ce qui les dégoûtait encore, c'est qu'il avait déjà épousé
plusieurs femmes, et qu'on ne savait ce que ces femmes étaient devenues. La Barbe bleue, pour faire
connaissance, les mena avec leur Mère, et trois ou quatre de leurs meilleures
amies, et quelques jeunes gens du voisinage, à une de ses maisons de Campagne,
où on demeura huit jours entiers. Ce n'était que promenades, que parties de
chasse et de pêche, que danses et festins, que collations : on ne dormait
point, et on passait toute la nuit à se faire des malices les uns aux autres;
enfin tout alla si bien, que la
Cadette commença à trouver que le Maître du logis n'avait
plus la barbe si bleue, et que c'était un fort honnête homme.
Dès qu'on fut de retour à la Ville, le Mariage se
conclut. Au bout d'un mois la
Barbe bleue dit à sa femme qu'il était obligé de faire un
voyage en Province, de six semaines au moins, pour une affaire de conséquence ;
qu'il la priait de se bien divertir pendant son absence, qu'elle fît venir ses
bonnes amies, qu'elle les menât à la Campagne si elle voulait, que partout elle fît
bonne chère. Voilà, lui dit-il, les clefs des deux grands garde-meubles, voilà
celles de la vaisselle d'or et d'argent qui ne sert pas tous les jours, voilà
celles de mes coffres-forts, où est mon or et mon argent, celles des cassettes
où sont mes pierreries, et voilà le passe-partout de tous les appartements :
Pour cette petite clef-ci, c'est la clef du cabinet au bout de la grande
galerie de l'appartement bas : ouvrez tout, allez partout, mais pour ce petit
cabinet, je vous défends d'y entrer, et je vous le défends de telle sorte, que
s'il vous arrive de l'ouvrir il n'y a rien que vous ne deviez attendre de ma
colère. Elle promit d'observer exactement tout ce qui lui venait d'être ordonné
; et lui, après l'avoir embrassée, il monte dans son carrosse, et part pour son
voyage.
Les voisines et les bonnes amies n'attendirent pas qu'on les envoyât quérir
pour aller chez la jeune Mariée, tant elles avaient d'impatience de voir toutes
les richesses de sa Maison, n'ayant osé y venir pendant que le Mari y était, à
cause de sa Barbe bleue qui leur faisait peur. Les voilà aussitôt à parcourir
les chambres, les cabinets, les gardes-robes, toutes plus belles et plus riches
les unes que les autres. Elles montèrent ensuite aux gardes-meubles, où elles
ne pouvaient assez admirer le nombre et la beauté des tapisseries, des lits,
des sophas, des cabinets, des guéridons, des tables et des miroirs, où l'on se
voyait depuis les pieds jusqu'à la tête et dont les bordures, les unes de
glaces, les autres d'argent et de vermeil doré, étaient les plus belles et les
plus magnifiques qu'on eût jamais vues. Elles ne cessaient d'exagérer et
d'envier le bonheur de leur amie, qui cependant ne se divertissait point à voir
toutes ces richesses, à cause de l'impatience qu'elle avait d'aller ouvrir le
cabinet de l'appartement bas. Elle fut si pressée de sa curiosité, que sans
considérer qu'il était malhonnête de quitter sa compagnie, elle y descendit par
un petit escalier dérobé, et avec tant de précipitation, qu'elle pensa se
rompre le cou deux ou trois fois.
Étant arrivée à la porte du
cabinet, elle s'y arrêta quelque temps, songeant à la défense que son Mari lui
avait faite, et considérant qu'il pourrait lui arriver malheur d'avoir été
désobéissante ; mais la tentation était si forte qu'elle ne put la surmonter :
elle prit donc la petite clef, et ouvrit en tremblant la porte du cabinet.
D'abord elle ne vit rien, parce que les fenêtres étaient fermées ; après
quelques moments elle commença à voir que le plancher était tout couvert de
sang caillé, et que dans ce sang se miraient les corps de plusieurs femmes
mortes et attachées le long des murs (c'étaient toutes les femmes que la Barbe bleue avait épousées
et qu'il avait égorgées l'une après l'autre).
Elle pensa mourir de peur, et la clef du cabinet qu'elle venait de retirer de la serrure lui tomba de la main.
Après avoir un peu repris ses esprits, elle ramassa la clef, referma la porte, et monta à sa chambre pour se remettre un peu ; mais elle n'en pouvait venir à bout, tant elle était émue. Ayant remarqué que la clef du cabinet était tachée de sang, elle l'essuya deux ou trois fois, mais le sang ne s'en allait point ; elle eut beau la laver et même la frotter avec du sablon et avec du grais, il y demeura toujours du sang, car la clef était Fée, et il n'y avait pas moyen de la nettoyer tout à fait : quand on ôtait le sang d'un côté, il revenait de l'autre.
La Barbe bleue revint de son voyage dès le
soir même, et dit qu'il avait reçu des lettres dans le chemin, qui lui avaient
appris que l'affaire pour laquelle il était parti venait d'être terminée à son
avantage. Sa femme fit tout ce qu'elle put pour lui témoigner qu'elle était
ravie de son prompt retour. Le lendemain il lui redemanda les clefs, et elle
les lui donna, mais d'une main si tremblante, qu'il devina sans peine tout ce
qui s'était passé. D'où vient, lui dit-il, que la clef du cabinet n'est point
avec les autres ? Il faut, dit-elle, que je l'aie laissée là-haut sur ma table.
Ne manquez pas, dit la Barbe
bleue, de me la donner tantôt. Après plusieurs remises, il fallut apporter la
clef. La Barbe
bleue, l'ayant considérée, dit à sa femme : Pourquoi y a-t-il du sang sur cette
clef ? Je n'en sais rien, répondit la pauvre femme, plus pâle que la mort. Vous
n'en savez rien, reprit la Barbe
bleue, je le sais bien, moi ; vous avez voulu entrer dans le cabinet ! Hé bien,
Madame, vous y entrerez, et irez prendre votre place auprès des Dames que vous
y avez vues. Elle se jeta aux pieds de son Mari, en pleurant et en lui
demandant pardon, avec toutes les marques d'un vrai repentir de n'avoir pas été
obéissante.
Elle aurait attendri un rocher belle et affligée comme elle était; mais la Barbe bleue avait le coeur plus dur qu'un rocher Il faut mourir Madame, lui dit-il, et tout à l'heure. Puisqu'il faut mourir, répondit-elle, en le regardant les yeux baignés de larmes, donnez-moi un peu de temps pour prier Dieu. Je vous donne un quart d'heure, reprit la Barbe bleue, mais pas un moment davantage.
Lorsqu'elle fut seule, elle appela sa soeur, et lui dit : Ma soeur Anne (car elle s'appelait ainsi), monte, je te prie, sur le haut de la Tour pour voir si mes frères ne viennent point; ils m'ont promis qu'ils me viendraient voir aujourd'hui, et si tu les vois, fais-leur signe de se hâter.
La soeur Anne monta sur le haut de la Tour, et la pauvre affligée lui criait de temps en temps : Anne, ma soeur ne vois-tu rien venir ? Et la soeur Anne lui répondait : Je ne vois rien que le Soleil qui poudroie, et l'herbe qui verdoie.
Cependant la Barbe
bleue, tenant un grand coutelas à sa main, criait de toute sa force à sa femme
: Descends vite ou je monterai là-haut. Encore un moment, s'il vous plaît, lui
répondait sa femme ; et aussitôt elle criait tout bas : Anne, ma soeur Anne, ne
vois-tu rien venir ? Et la soeur Anne répondait: Je ne vois rien que le Soleil
qui poudroie, et l'herbe qui verdoie. Descends donc vite, criait la Barbe bleue, ou je monterai
là-haut. Je m'en vais, répondait sa femme, et puis elle criait : Anne, ma soeur
Anne, ne vois-tu rien venir? Je vois, répondit la soeur Anne, une grosse
poussière qui vient de ce côté-ci. Sont ce mes frères ? Hélas ! non, ma soeur,
c'est un Troupeau de Moutons. Ne veux-tu pas descendre ? criait la Barbe bleue. Encore un
moment, répondait sa femme ; et puis elle criait : Anne, ma soeur Anne, ne
vois-tu rien venir ? Je vois, répondit-elle, deux Cavaliers qui viennent de ce
côté-ci, mais ils sont bien loin encore : Dieu soit loué, s'écria-t-elle un
moment après, ce sont mes frères, je leur fais signe tant que je puis de se
hâter. La Barbe
bleue se mit à crier si fort que toute la maison en trembla. La pauvre femme
descendit, et alla se jeter à ses pieds toute épleurée et toute échevelée. Cela
ne sert de rien, dit la Barbe
bleue, il faut mourir, puis la prenant d'une main par les cheveux, et de
l'autre levant le coutelas en l'air, il allait lui abattre la tête. La pauvre
femme se tournant vers lui, et le regardant avec des yeux mourants, le pria de
lui donner un petit moment pour se recueillir. Non, non, dit-il, recommande-toi
bien à Dieu ; et levant son bras...
Dans ce moment on heurta si fort à la porte, que la Barbe bleue s'arrêta tout
court : on ouvrit, et aussitôt on vit entrer deux Cavaliers, qui mettant l'épée
à la main, coururent droit à la
Barbe bleue. Il reconnut que c'était les frères de sa femme,
l'un Dragon et l'autre Mousquetaire, de sorte qu'il s'enfuit aussitôt pour se
sauver ; mais les deux frères le poursuivirent de si près, qu'ils l'attrapèrent
avant qu'il pût gagner le perron. Ils lui passèrent leur épée au travers du
corps, et le laissèrent mort. La pauvre femme était presque aussi morte que son
Mari, et n'avait pas la force de se lever pour embrasser ses Frères.
Il se trouva que la Barbe
bleue n'avait point d'héritiers, et qu'ainsi sa femme demeura maîtresse de tous
ses biens.
Elle en employa une grande partie à marier sa soeur Anne avec un jeune
Gentilhomme, dont elle était aimée depuis longtemps; une autre partie à acheter
des Charges de Capitaine à ses deux frères ; et le reste à se marier elle-même
à un fort honnête homme, qui lui fit oublier le mauvais temps qu'elle avait
passé avec la Barbe
bleue.
MORALITÉ
La
curiosité malgré tous ses attraits, coûte souvent bien des regrets ;
On en voit tous les jours mille exemples paraître.
C'est, n'en déplaise au sexe, un plaisir bien léger;
Dès qu'on le prend il cesse d'être,
Et toujours il coûte trop cher.
On en voit tous les jours mille exemples paraître.
C'est, n'en déplaise au sexe, un plaisir bien léger;
Dès qu'on le prend il cesse d'être,
Et toujours il coûte trop cher.
AUTRE MORALITÉ
Et que du Monde on sache le grimoire,
On voit bientôt que cette histoire est un conte du temps passé ;
Il n'est plus d'Époux si terrible,
Ni qui demande impossible,
Fût-il malcontent et jaloux.
Près de sa femme on le voit filer doux ;
Et de quelque couleur que sa barbe puisse être,
On a peine à juger qui des deux est le maître.