de schrijver
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Diderot, Jacques le Fataliste et son maître (1778-1780)
L’auteur
Denis Diderot est né en
1713 à Langres. Il fait ses études chez les jésuites puis est reçu
maître ès arts de l'université de Paris. En 1746, reprenant l'idée
du libraire Le Breton de publier une traduction de la Cyclopaedia
de l'anglais Chambers – dictionnaire contenant des articles et des
planches sur les arts mécaniques – il s'engage avec D'Alembert
dans la rédaction de L'Encyclopédie.
Diderot en élargit
le projet en
ambitionnant de rendre compte
de toutes les connaissances contemporaines, de traquer les préjugés
en diffusant des connaissances et de conduire les hommes à penser
librement en se laissant guider par la raison. L'ouvrage est
publié en secret en
1749 car condamné par la
censure en raison des idées nouvelles jugées subversives qu'il
véhicule.
La même année, dans la Lettre sur les aveugles à
l'usage de ceux qui voient, Diderot confesse son athéisme, ce
qui lui vaut un emprisonnement à Vincennes, d'où il ne sortira que
contre la promesse de ne plus jamais rien publier qui déplaise aux
autorités en place. En 1765, l'impératrice Catherine II de Russie
devient sa protectrice attitrée. Il décède en 1784.
L’ouvrage
La rédaction de Jacques
le Fataliste s'inscrit dans un contexte d'effervescence
culturelle : salons, clubs, cercles littéraires et philosophiques,
académies. Jacques le Fataliste, publié en
feuilletons entre 1778 et 1780 puis de manière posthume en 1796, est
une œuvre moderne dans laquelle le dialogue est privilégié dans le
but de permettre aux points de vue de se rencontrer et qui pose des
questions philosophiques. Diderot narre le voyage de Jacques et son
maître vers un but dont le lecteur n'est informé qu'à la fin du
livre. Leur dialogue est entrecoupé de multiples récits et des
interventions du narrateur s'adressant au lecteur. Diderot y dépeint
de façon réaliste la société de son époque tout en développant
le thème du fatalisme et du déterminisme.
Le style littéraire
choisi par Diderot lui permet d'intégrer naturellement dans le récit
ses idées sur le fatalisme notamment. L'ouvrage véhicule une vision
nouvelle de la société, particulièrement perceptible dans les
relations entre Jacques et son maître.
Un roman picaresque
Jacques le Fataliste
est une œuvre à la narration complexe, fondée sur un dialogue
entre un maître et son valet, dialogue qui se rattache à son tour à
un autre dialogue entre le narrateur et son lecteur et auquel les
récits des personnes rencontrées viennent également se raccrocher.
Jacques et son maître voyagent à cheval, d'auberge en auberge, sans
but précis – du moins le but n'est pas connu du lecteur avant la
fin de l'ouvrage. Ils causent sur le chemin, vivent des aventures au
gré du voyage, croisant la route d'autres personnages. La trame
narrative qu'offre le roman picaresque est souple, c'est celle du
voyage, de la route et de ses aventures : scènes de brigandage,
rencontres dans les auberges, notamment dans la première partie du
roman.
La construction de
Jacques le Fataliste est donc globalement
empruntée au roman picaresque, tradition romanesque développée en
Espagne aux seizième et dix-septième siècles – Don Quichotte
de Cervantes ou Gil Blas de Santillane de Lesage – genre
qu'il parodie. C'est d'ailleurs un grand roman picaresque du
dix-huitième siècle qui a influencé Diderot : Le compère
Mathieu de l'abbé Dulaurens, mentionné dans Jacques le
Fataliste. Diderot présente son ouvrage comme «
le plus important qui parut depuis le Pantagruel de François
Rabelais et La vie et les aventures du compère Mathieu
».
L’œuvre apparaît
comme un ensemble décousu : pas de division en chapitres, même si
le voyage se déroule sur plusieurs journées. L'errance romanesque
des personnages se traduit ainsi dans le texte. Son mouvement est
sans cesse interrompu et renoué, on dénombre de multiples histoires
et personnages : le voyage picaresque vers nulle part, le récit
discontinu fait par Jacques de ses amours, les digressions des
personnages et les commentaires du narrateur.
La cohérence du roman
tient toutefois à ses deux récits-cadres : le voyage sans but de
Jacques et son maître et l'histoire principale des amours de Jacques
qui fournissent le début et le dénouement du roman.
La progression par
digressions
Les digressions
romanesques sont nombreuses. Diderot fait intervenir de nombreux
narrateurs – aubergiste, compagnons de voyage etc. – procédant
de plusieurs styles : ainsi trouve-t-on des histoires proches de la
tradition littéraire médiévale du fabliau – le récit des faux
dépucelages successifs de Jacques – un drame bourgeois –
l'histoire de la vengeance d'une amante délaissée, Madame de la
Pommeraye. Chaque récit est en permanence interrompu, reporté,
c'est alors un autre qui commence et s'interrompt à son tour.
Finalement ces multiples interruptions et digressions forment un
ensemble cohérent. Viennent s'y ajouter les interventions du
narrateur qui s'adresse au lecteur, s'amusant de ses attentes. Il
oblige le lecteur à sortir de la fiction et à entrer dans la
critique des procédés narratifs utilisés procédant de la
fantaisie et de la surprise et qui ont pu faire parler d’ «
anti-roman ». Ainsi, le narrateur propose parfois à son lecteur
deux pistes différentes, faisant mine de le laisser libre dans la
conduite du récit : « Si vous voulez suivre Jacques, prenez-y garde [...]. Si,
l'abandonnant seul [...] vous prenez le parti de faire compagnie à
son maître. vous serez poli, mais très ennuyé [...] ».
La progression par
digressions a été empruntée au Tristram Shandy de Laurence
Sterne, écrivain anglais. Le lecteur est en permanence surpris,
impatient de connaître le dénouement des histoires laissées en
suspens. Ces rebondissements sont introduits à dessein par l'auteur
pour reproduire les hasards de la vie : Diderot cherche donc par ce
style narratif à créer un ouvrage crédible et réaliste, à
l'inverse du roman de l'époque. En effet, dès le début du roman,
le ton est donné : le narrateur affirme sa liberté et s'emploie à
déjouer l'illusion romanesque : « Comment s 'étaient-ils
rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment
s'appelaient-ils ? Que vous importe ? D'où venaient-ils ? Du lieu le
plus prochain. Où allaient-il ? Est-ce que l'on sait où l'on va ?
[...] ».
Jacques le
Fataliste et la crise du roman
L'originalité de Jacques
le Fataliste tient au statut du narrateur. Bien loin d'entretenir
l'illusion romanesque, celui- ci ne cesse de révéler sa présence.
Cette interpellation constante du lecteur
par le narrateur engage
le problème du réalisme et de la liberté du romancier. L'ouvrage
traduit en effet la crise que traverse le roman au dix-huitième
siècle, le genre étant accusé de frivolité, d'invraisemblance et
de flatter l'imagination plutôt que la raison.
Jacques le Fataliste
cherche à démystifier le roman à la mode en son temps – roman
d'amour, de chevalerie, d'aventure – en masquant la fiction
derrière l'affirmation de véridicité et en faisant le pari du
réalisme. Diderot intègre ainsi son questionnement sur le
romanesque et sa réflexion philosophique dans la narration.
La relation
valet-maître
Jacques le Fataliste
est une œuvre éponyme Le prénom donné au héros évoque le monde
paysan : un Jacques est un paysan, une jacquerie une révolte de
paysans. Le valet vient en effet de la campagne, obligé pour
survivre à devenir soldat puis domestique. Il est bon vivant, grand
buveur. Diderot s'est inspiré de Rabelais : Jacques glorifie tous
les plaisirs de la vie tels que nourriture et vin. Il accorde une
grande importance au corps et à la quête du plaisir – histoires
grivoises, maladies de Jacques.
Jacques apparaît en tête
de titre. Il a préséance sur son maître qui est d'ailleurs réduit
à sa seule fonction sociale face à lui, d'où l'importance que
revêt l'adjectif possessif « son ». La relation entre le maître
et le valet est très libre, dégagée des schémas sociaux. Jacques
accepte d'être battu la première nuit puis se révolte la deuxième
fois où son maître tente de le battre et finalement le menace de
s'en aller. Le maître prend conscience de son attachement à son
valet et la relation de servitude s'inverse : Jacques est traité en
ami et prend clairement l'avantage sur son maître au cours du roman.
Celui-ci sera finalement contraint de se reconnaître soumis à son
valet. Jacques s'inscrit dans la lignée des valets bavards comme
Sganarelle de Molière et annonce aussi le Figaro de Beaumarchais par
son insolence et sa virtuosité verbale.
Au simple prénom de
Jacques vient dans le titre se confronter la position sociale du
maître : c'est celui qui écoute, se met en colère mais le plus
souvent est bon avec son valet. Le mal de gorge de Jacques vers la
fin du récit permet au maître de devenir le narrateur en même
temps que le héros du conte : il a été trompé par la jeune fille
qu'il courtisait et son meilleur ami. C'est vers la fin du texte, en
se vengeant de ce dernier rencontré fortuitement, qu'il précipite
le dénouement: Jacques est emmené en prison pour le
meurtre commis par son maître.
La critique du
fatalisme
Dès le début de
l'ouvrage, Diderot présente au lecteur la thèse que Jacques
reprendra tout au long du voyage : « Tout ce qui nous arrive de bien
ou de mal est écrit là-haut ». Cette thèse a été enseignée à
Jacques par son capitaine lorsqu'il était à l'armée : le destin de
chaque homme est écrit à l'avance par une entité supérieure
(Dieu) dans un « grand rouleau » et ne peut donc pas être changé,
quel que soit son comportement.
Jacques oppose ce
fatalisme – du latin « fatum » : « sort » ou « destinée » –
à chaque événement survenu ou à venir : ainsi lorsque son maître
le bat ou lorsque son cheval emballé lui cogne la tête à un
linteau de porte (« Il était donc écrit là-haut ! »).Cette
doctrine impose un certain comportement : il est tout d'abord inutile
d'agir pour tenter de déjouer le fil de son destin. Ainsi, lorsque
Jacques envisage la possibilité d'être trompé par sa femme , il
raisonne en ces termes : « S'il est écrit là-haut que tu seras
cocu, Jacques, tu auras beau faire, tu le seras ; s'il est écrit au
contraire que tu ne le seras pas, ils auront beau faire, tu ne le
seras pas ; dors donc, mon ami. Et il s'endort ». Il est également
inutile de tenter de prévoir les conséquences de son action, et
donc d'être prudent, car « le calcul qui se fait dans nos têtes et
celui qui est arrêté sur le registre d'en haut sont deux calculs
bien différents ». Pour Jacques, tous les événements sont donc
liés entre eux « comme les chaînons d'une gourmette », et ce qui
les relie est ce « grand rouleau » infaillible. Diderot introduit
les critiques de ce fatalisme en pointant les contradictions de
Jacques de diverses manières tout au long de son ouvrage.
Tout d'abord, l'attitude
de Jacques n'est la plupart du temps pas conforme à celle que son
fatalisme devrait lui dicter. Diderot montre que Jacques agit en
réalité tout à fait librement et que l'invocation du destin, loin
de paralyser son action, lui sert souvent à justifier des décisions
qu'il prend librement. Ainsi, lorsqu'il est menacé par des hommes
armés, « Jacques consulta un moment le destin dans sa tête ; il
lui sembla que le destin lui disait : Retourne sur tes pas ; ce qu'il
fit » ou à se consoler d'un malheur en se rappelant qu'il était
inévitable puisqu'« inscrit là-haut ».
En outre, la thèse
fataliste mène à la négation de toute morale, puisque le bien ou
le mal que fait chaque homme n'est pas imputable à lui-même mais au
grand rouleau. Comme le fait remarquer le maître à Jacques, « en
raisonnant à ta façon, il n'y a point de crime qu'on ne commît
sans remords ». Pourtant, Jacques n'est pas indifférent à toute
considération morale ; l'épisode où il donne son dernier argent à
une femme qui a brisé la cruche d'huile de son maître le prouve.
Enfin, le fatalisme
suppose que l'on croie en un Dieu auteur du « grand rouleau »,
maître de notre destin. Jacques ne cesse au contraire d'affirmer son
manque de foi. Le fatalisme est ainsi présenté à travers l'ouvrage
comme une doctrine à la fois stupide et impossible à mettre en
pratique puisque Jacques lui-même n'agit pas en fataliste
Le « fatalisme » tel
que présenté par Jacques est une doctrine impossible à mettre en
œuvre. Jacques partage l'opinion de son capitaine qui se réclame
lui-même de Spinoza qui dans son Ethique mêle en effet
étroitement liberté et nécessité – la nécessité désigne dans
le langage philosophique ce qui est produit par des liens causaux
inéluctables. Pour lui, Dieu est un, absolu et infini par nature. Il
est donc tout- puissant et libre. Mais comme Dieu est en toute chose,
ce que veut Dieu se confond avec ce qui est – par exemple, Dieu a
voulu que l'homme soit doué de parole, c'est pourquoi l'homme peut
parler. Ce que Dieu veut se produit nécessairement : la liberté de
Dieu est donc nécessitée. Il n'en est pas de même pour les hommes
qui ne sont, eux, pas tout-puissants. Puisque l'homme ne peut pas
tout, s'il veut voir ses désirs se réaliser il faut que ceux-ci
coïncident avec la nécessité. L'homme doit donc vouloir la
nécessité, c'est-à-dire maîtriser ses désirs de telle façon
qu'ils coïncident avec les plans divins. Pour que sa liberté ait un
sens, l'homme doit dominer ses passions et employer sa liberté à
agir selon la nécessité, c'est-à-dire selon la volonté de Dieu.
C'est en cela que la doctrine de Spinoza se rapproche de celle de
Zénon – auquel Diderot fait allusion dans les dernières lignes de
Jacques le Fataliste – fondateur de l'école stoïque au
quatrième siècle avant notre ère et qui prônait l'indifférence à
tout ce qui n'est pas conforme à la raison universelle à l’œuvre
dans le monde et l'engagement de l'homme au service de cette raison
immanente. Le fatalisme prôné par Jacques et la négation de la
liberté humaine et des valeurs morales qu'il implique sont donc très
éloignés des doctrines philosophiques qu'il invoque.
En réalité, Jacques
n'est pas fataliste ; il se comporte en homme soucieux du bien et du
mal, conscient des résultats probables de son action et désireux
d'agir pour le mieux à tout moment. Jacques est en fait beaucoup
plus proche de la philosophie de Diderot qu'il ne semble à première
vue. En effet, Diderot, en philosophe athée matérialiste, pense que
tout ce qui se passe dans le monde réel est explicable
rationnellement par des lois scientifiques. Le monde est donc bien
gouverné par une nécessité, c'est-à-dire un enchaînement
d'événements liés entre eux par une causalité inéluctable mais
cette nécessité ne résulte pas d'un « grand rouleau » comme
l'affirme Jacques ; elle n'est pas « écrite là-haut » mais
résulte des lois naturelles de la biologie ou de la physique. Cette
doctrine est appelée déterminisme même si l'usage du mot, apparu
au début du dix-neuvième siècle quelques années après la mort de
Diderot est ici anachronique.
Si Jacques est désigné
comme fataliste, c'est parce qu'il attribue les causes des événements
à un « grand rouleau » écrit par un auteur tout-puissant, mais sa
manière d'agir montre qu'il cherche à établir des liens rationnels
entre les événements auxquels il est confronté et à agir en
conséquence. Ainsi, lorsque son maître insinue que le fait que son
cheval s'obstine à le mener devant des gibets pourrait être un
signe annonciateur d'une mort prochaine par pendaison, Jacques refuse
cette éventualité au motif qu' « [il] a beau revenir sur le passé,
il n'y voit rien à démêler avec la justice des hommes ». Jacques
cherche spontanément une raison à cette éventuelle pendaison,
attitude déterministe, alors qu'un vrai fataliste aurait passivement
accepté cette possibilité.
La distinction entre
déterminisme et fatalisme peut apparaître au premier abord ténue :
les événements sont causés par une suite des causes liées entre
elles par la nécessité – « Mon capitaine disait : « Posez une
cause, un effet s'ensuit ; d'une cause faible, un faible effet ;
d'une cause momentanée, un effet d'un moment, [...] d'une cause
cessante, un effet nul » »). Cependant, cette nécessité est
divine selon le fataliste alors que pour le déterministe elle
résulte des lois de la nature. Cette différence est lourde d'enjeux
à la fois quant à la nature de l'homme et quant à son action. Le
fataliste attribue chaque événement, chaque comportement à un plan
divin auquel non seulement il ne peut pas déroger, mais qu'il ne
peut pas non plus comprendre ou prévoir. Il en résulte une négation
totale de la liberté de l'homme comme du sens de son action, et donc
une inutilité de celle-ci et une incitation à la résignation et à
la passivité. Pour le matérialiste au contraire, les causes de
chaque phénomène sont à rechercher dans la nature et peuvent être
appréhendées par la raison. Bien que l'homme ne soit pas capable
d'appréhender parfaitement ces causes et donc de prévoir chaque
événement et les conséquences de chacune de ses actions, il peut –
et doit – toutefois utiliser sa raison pour essayer de comprendre
la chaîne des nécessités. Le déterminisme, sans faire cependant
preuve d'un optimisme démesuré, incite donc l'homme à agir et à
utiliser sa raison. On peut penser que Jacques reflète assez
fidèlement la pensée de Diderot lorsqu'il dit « Faute de savoir ce
qui est écrit là-haut on ne sait ni ce qu'on veut, ni ce qu'on
fait, et [...] on suit sa fantaisie qu'on appelle raison , ou sa
raison qui n'est souvent qu'une dangereuse fantaisie qui tourne
tantôt bien tantôt mal. Mon capitaine croyait que la prudence est
une supposition dans laquelle l'expérience nous autorise à regarder les
circonstances où nous nous trouvons comme causes de certains effets [...].».
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